Jour 4 - Sintra

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Aujourd’hui sera placé sous le signe de l’adversité, mais nous serons forts et braves.

Nous avons prévus de passer une bonne partie de la journée à Sintra, à une quarantaine de km au nord ouest de Lisbonne pour visiter les palais improbables dans une grande zone naturelle, sur une series de collines bien escarpées. Il y a plusieurs sites à visiter, on n’a pas tout compris donc on verra sur place.

On se rend à la gare en métro et, première adversité, c’est la grève des trains. Pas mal de touristes tournent en rond, le nez dans le téléphone ou sur les écrans affichant « cancelado ». D’aucun moins intrépides se morfondraient mais telle n’est pas notre nature et nous envisageons illico un plan B (mais un vrai, pas celui pour l’Europe qu’on attend encore). Je cherche un Uber, ce qui paraît jouable, et blague avec d’autres Français coincés eux aussi dont j’entends qu’ils comptaient également aller à Sintra. On partage donc le Uber, et nous voilà partis en Zoé. C’est un couple de Rennais fort sympathiques et, pendant le trajet, on partage nos recommandations locales et nos enthousiasmes respectifs sur la gentillesse des Portugais (et des Indiens).

Le trajet s’avère un brin plus complexe que prévu car, arrivés à Sintra, il faut encore grimper pendant quelques kilomètres une route sinueuse étroite dont on comprend vaguement qu’elle n’est pas autorisée aux véhicules. Cela dit, notre chauffeuse est peut-être la belle fille d’un ministre et s’octroie un laisser passer. Le lieu est vraiment magique, tout en dénivelé, très vert, luxuriant.

Arrivés au parc du Palais, Palácio Nacional da Pena, on se sépare, nos collègues ayant déjà leur billet d’entrée. On achètent des tickets mais notre visite (la plus tôt disponible) est prévue pour 16h, donc on change nos plans. J’ai repéré un sentier qui semble traverser tout le parc du palais pour descendre puis remonter sur une autre colline, au palais Quinta da Regaleira. Le premier palais est immense, digne d’Alice au pays de merveilles ou de Disney, avec des couleurs rouges et jaunes pétantes. Le second est tout gris mais plein de circonvolution et tout aussi énigmatique et enfantin. Comme on ne pourra voir le premier que bien plus tard dans la journée, on décide d’aller à pied vers le second.

Le chemin est super chouette, dans une forêt presque tropicale mais avec des essences méditerranéennes. Ça descend sec, et heureusement qu’on est plutôt à l’ombre car la chaleur est bien montée. Arrivée à Sintra, avant de remonter de l’autre côté, on balade dans la villa Sassetti, improbable aussi, sur plusieurs niveaux, enchevêtrée à la colline, avec de colonnettes et des petites tours.

On a pas mal marché et comme on est super malins on décide d’aller acheter de quoi pique niquer dans le parc du palais. Il y a des petits bars et une minuscule épicerie dans laquelle on s’engouffre. Pas de pot, la dame à la caisse nous explique qu’elle n’a plus d’électricité. Nous sommes braves et faisons donc nos emplettes à la lampe du téléphone dans le réduit. Trois tranches de pain, un paquet de chips ça ira bien. Comme on ne peut pas payer par téléphone on craque notre seul billet. Nous ne le savons pas encore, mais ce n’était pas le mouv le plus malin de la journée.

On reprend la route, en montée cette fois pour aller vers le palais. Le monde s’est bien densifié et de nombreux touristes sont présents, marchants ou hélants des voiture pour se faire transporter. En chemin on se renseigne sur l’inter-web pour prendre des tickets d’entrée mais ça ne fonctionne pas. On arrive proche de l’entrée mais on fait face à une longue queue de plusieurs dizaines de mètres avant la grille. Flemme d’attendre. Je monte voir et crois comprendre qu’avec des QR codes on peut entrer directement. Mais j’ai beau essayer plusieurs fois sur le site web, soit ça ne capte pas, soit la transaction est refusée. Je redescend retrouver la Célia qui, magie, vient miraculeusement de réussir à obtenir le fameux QR sésame (witch!). On monte tranquille en doublant tout le monde, mais on se fait refouler à l’entrée, on n’a pas compris mais la file d’attente est pour ceux qui ont déjà un ticket. Et on nous explique aussi que c’est sold out, pas possible d’acheter d’autres billets aujourd’hui. Étrange. Nous sommes un peu décontenancés mais, encore une fois, plein de ressources et on s’insère mine de rien dans la file en échangeant avec les autres touristes. Ça discute et on nous apprend qu’il semble y avoir un problème électrique. Pas seulement la petite épicerie de tantôt, mais le palais également. Et la ville de Sintra. Puis ça part en steak et un gars annonce que c’est tout le pays, ainsi que l’Espagne, la France et l’Allemagne qui est touché. Toute l’Europe visiblement. Une attaque terroriste probablement. La fin du monde pour sûr. Comme on parvient à entrer dans le parc, on ne s’en procure pas trop pour le moment, (autant finir le monde en baladant) et on commence la visite.

Il y a là un puit bien marrant, Poço Iniciàtico, sorte de tunnel vertical en pierre, avec des arches ouvragées, un escalier sur le pourtour. On descend dans l’humidité, de la mousse verdit les pierres, et ça atterrit dans une espèce de mini grotte dans laquelle on se balade dans le noir complet. Chacun utilise la lampe de son téléphone, on trouve fun qu’ils n’aient pas mis de lumières. Au dehors, on décide de pique-niquer, mais rapidement car il est déjà tard et on veut continuer un peu dans ce parc, visiter le palais puis remonter sur l’autre colline pour la visite de l’autre palais. On reçoit un sms de nos collègues du matin nous expliquant qu’ils ne peuvent pas manger en ville, un problème électrique semble t’il.

On continue la balade dans le parc bien sympa, puis dans le palais, en fait assez petit et peu intéressant à l’intérieur, et on ressort. On s’aperçoit que l’entrée est maintenant fermée et qu’aucun nouveau touriste ne peut pénétrer dans le domaine. On rejoint la ville et une ambiance un peu particulière commence à se faire sentir. Il y a beaucoup de monde dans les ruelles, toutes les boutiques sont soit fermées, soit sans lumière. Les gens aux terrasses ont des bières (chaude !?) ou de vagues sandwichs mais aucun repas. C’est le black out un peu partout. L’atmosphère est vraiment  étrange, tout le monde se demande ce qu’il se passe, mais comme c’est un lieu de tourisme, c’est plutôt calme. On nous dit que tout est fermé, palais compris et que nous n’allons pas pouvoir le visiter.

Vers 15h environ, on entend une clameur et des cris enjoués, on comprend (à tord!) que tout est rétablit. Bon, on n’est pas venu pour enfiler des perles, alors on repart dare-dare se refaire le joli sentier forestier, mais en montée cette fois, et ça grimpe dru. C’est toujours aussi joli, escarpé mais à l’ombre de la forêt. On en a pour une bonne heure pour arriver là haut, en ayant bien chaud aux pattes. Sur place, on comprend vite que c’est mort, les gardes expliquent que c’est terminé pour aujourd’hui tout est fermé et que, non, l’électricité n’est pas revenue. Il faudra éventuellement se faire rembourser plus tard, si un jour internet revient.

Internet, parlons-en. Il y a de l’électricité nulle part, mais le réseau fonctionne de temps en temps, c’est vraiment étrange. Je lis un brin les nouvelles sur France Info qui explique la coupure Espagne Portugal, mais sans grand détail. Très vite ça recoupe et on n’en sait pas plus. On en profite donc pour continuer la randonnée dans le même coin en changeant de chemin, plutôt en descente cette fois, passant au Casteldo dos Mouros, médiéval et niché pile sur un espèce de nid d’aigle surplombant toute la région, mais lui aussi, bien entendu a fermé. Nos amis du matin nous écrivent par sms (mais comment / pourquoi ça fonctionne encore parfois ?) et sont un peu inquiets pour le retour, car non seulement il n’y a pas de trains (en grève et sans électricité, ça va vraiment pas loin un wagon), pas de bus pour Lisbonne et plus d’internet pour commander un Uber. Perdus dans notre forêt, je prend un petit moment pour essayer puis parvenir (crois-je) à commander un Uber pour un peu plus tard. Je rassure nos potes à distance, fier de mon esprit de supervision, tout en contrôle et initiative, et nous continuons notre marche. Même par sms, Je les sens tout de même un brin inquiets, ils nous attendent en bas à la gare, disent-ils.

Une bonne heure de rando plus tard, on rejoint la ville et nos Rennais. La gare est toute petite et une route longe les quais grillagés et sans accès sur les voies vides. Beaucoup de touristes tournent et virent, chacun essaye de trouver un moyen de rentrer. Bien évidemment mon Uber tombe à l’eau, la plate-forme n’ayant « pas réussi à contacter un chauffeur du à une forte affluence ». En même temps, d’une part je n’ai plus de réseau et d’autre part, il y a environ cinquante personnes le nez plongé dans l’appli Uber en train de faire en vain la même chose que nous. On débarque juste de notre forêt, mais nos collègues attendent déjà depuis un bon moment et on ne voit pas bien comment on va faire pour rentrer. C’est alors que le chef de gare entre en scène.

Il s’agit d’un grand black rasta, en claquette et chemisette hawaïenne, lunette de soleil sur les cheveux, qui déambule prestement toute la rue en parlant très fort et haranguant les touristes : « Hey ! Wanna go to Lisbon? No problem my friend, I have a car for you just wait 2 minutes ». « No problem, no problem, yes 50€ each » (on a payé 40 à quatre ce matin). Toutes les 5 minutes une nouvelle voiture arrive, il saute à la fenêtre du conducteur, discute brièvement et fait monter une fournée de touriste, en tassant un peu si ça rentre pas bien. Les billets pleuvent, il a maintenant une liasse énorme. Il ne ménage pas ses efforts, court constamment la rue, interpelle les touristes, et des dizaines de voitures défilent. Chaque fois, il prend au moins la moitié de ce qu’il laisse au chauffeur, probablement plus. Il me semble qu’il indique également au chauffeur d’aller en appeler d’autres. Comme quoi, la principale valeur ce n’est pas d’avoir un véhicule ou de conduire, mais d’emmener les clients vers le service. La mise en relation est plus riche que l’activité en elle même. D’où Uber le chef de gare, Airbnb ou Amazon. Je le note pour penser à devenir riche plus tard.

J’essaye à un moment de le court-circuiter, ce qui n’est pas facile car il court littéralement sur toutes les voitures qui arrivent, pour directement "négocier" avec le chauffeur. A un moment, je parviens à discuter avec un conducteur mais le chef de gare se ramène illico et me fait comprendre dans un grand éclat de rire que c’est son pote et qu’il ne fera rien sans lui.

Cela dit, ça ne nous aide pas beaucoup car je me rend compte que nous avons un léger handicap: nous sommes fauchés. Le seul billet que j’avais était celui donné par les français du matin qui me remboursaient leur part de trajet et nous l’avons laissé dans le pique-nique. Évidemment pas de paiement possible par téléphone ni par carte. Du coup, nous intéressons beaucoup moins le chef de gare improvisé.

Tout cela dure un certains temps. Bien qu’ayant perdu internet, on a remarqué en arrivant que Sylvie, la Rennaise, à conservé son accès. Tous nos autres téléphones ne captent pas. C’est étrange, mais on ne cherche pas trop à comprendre. Depuis le début, j’utilise donc son partage de connexion pour essayer Uber toutes les 3 minutes. Le chef de gare revient à un moment vers nous, nous proposant un retour, toujours bien cher, mais avec possibilité de paiement par Révolut, que j’ai heureusement. Oui, j’ai à peu près l’intégralité de tous les machins geek possibles et imaginables. On n’est pas encore abattus alors on décline, ne voulant pas trop tôt devoir notre salut au chef de gare, on a sa petite fierté tout de même. Cela dit l’ambiance est quand même un brin moins festive, l’excitation du chef semble faire son petit effet et des wagons d’américains, asiatiques et autres s’enfournent dans les voitures hétéroclites qui arrivent régulièrement.

Un miracle s’opère alors, lors de la millième demande, un chauffeur Uber accepte la course et lorsque je regarde sur l’application, il se trouve à 100 mètres d’ici seulement, avec une prise en charge estimée dans 1 minute. La voiture arrive effectivement quelques secondes après mon exclamation et nous nous jetons sur le chauffeur pour anticiper le chef. Il nous reluque mais je luis indique que c’est « le notre » et il s’incline, beau joueur. Nous nous congratulons mutuellement et faisons des pieds de nez au chef en partant, la tête haute.

Sur le trajet, Ramesh, un indien bien sûr, nous explique qu’il n’y a pas d’internet, pas de guidage GPS, et qu’il ne sait pas comment nous emmener au lieu dans Lisbonne que j’ai indiqué dans l’application. Je le rassure, je n’ai indiqué aucun lieu précis, juste écrit « Lisbonne », le moment n’était pas aux fioritures. Je lui indique donc de nous déposer vers la gare centrale Rosso, et il acquiesce, ça il connaît sans problème. Le gars est très sympa, on échange bien entendu sur la panne généralisée. Les stations services que l’on croise sont soit fermées (la majorité), soit prises d’assaut. Aucun feu de circulation. Pas de péage.

Une fois en ville, l’atmosphère est surréaliste. Il y a du monde partout, les parcs sont bondés, les véhicules roulent plutôt tranquillement, laissant passer les piétons et les autres voitures. Les fameux trams Lisboètes sont scotchés n’importe où, tout ouverts, vides, sans chauffeur. Toutes les boutiques sont fermées ou dans le noir. J’aimerai bien continuer à me balader mais on a une interrogation qui nous turlupine. Il y a deux portes pour accéder à notre logement, les deux sont à code électronique, nous n’avons pas de clé. La question est : comment sont alimentés ces boîtiers ? Si c’est autonome sur piles, pas de problème, si c’est relié au réseau électrique, on ne pourra pas rentrer. On quitte nos amis d’infortunes dont nous notons l’adresse de gîte, à l’autre bout de Lisbonne, sur le canapé duquel on irait se réfugier si on ne parvenait pas à entrer dans notre appartement.

S’ensuit une petite marche dans les rues improbables, avec une atmosphère à la fois relativement tranquille, mais avec tout de même une sorte d’attente latente. On ne flâne pas trop pour le moment car on veut avoir le temps de nous retourner avant la nuit si jamais l’accès n’était pas possible.

Sur place, la porte du petit immeuble est ouverte, pas besoin de code. Premier obstacle franchit. On monte l’étroit et pentu escalier et sur la porte, un petit sac nous attend avec une lampe torche et des clés. Nous sommes donc safe pour la nuit. On adresse un remerciement chaleureux mais par la pensée à Helena notre hôte. On repart donc aussi sec profiter des derniers instants de jour et de l’ambiance incroyable.

On descend jusqu’au fleuve, dans les rues les plus touristiques de Lisbonne où les odeurs maritimes montent. Il y a quelques échoppes sur une place avec semble-t-il de quoi se restaurer un peu, mais il y a de grandes files d’attente. Et de tout façon, je le rappelle, nous sommes fauchés. Petit à petit la lumière baisse et on prend mieux conscience de l’absence d’enseignes lumineuses. Tout le monde attend, marche, flâne. Les téléphones ne servent plus. Des véhicules (thermiques !) passent régulièrement. On voit des camions de CRS (l’équivalent). Les restaurants sont tous fermés. Les terrasses restent en bonne partie ouvertes, mais les gens attablés n’ont comme consommation que des bouteilles en plastiques ou des canettes, je ne pense pas qu’il y ai un service. Au détour d’une rue un attroupement attire l’attention: c’est une devanture d’hôtel avec de la lumière, le seul. Ils doivent avoir un générateur autonome. Tels des papillons les gens se posent autour en attendant. Tout le monde espère. Il y a un bruit sourd de foule constant, peut être plus marqué qu’à l’accoutumé car tout le monde est plus bavard et attentif qu’en temps normal. On se dit tout de même que ça fait une petite dizaine d’heure que tout a coupé. Ça ne devrait pas trop tarder à revenir, non ?

Même si tout semble bon enfant, on décide de ne pas trop tarder pour rentrer avant la nuit complète. On imagine quand même que la nuit pourrait être assez différente. En chemin, dans la grande avenue pile en face de la grande place principale Praça do Comércio, entre deux rangées de grand bâtiments abritant restos, cafés et boutiques, on croise un chanteur avec sa guitare encore sur ampli / batterie qui se donne dans un show comme si c’était le dernier. Une foule enthousiaste l’encercle et l’accompagne. Le gars donne son cœur et met tout ce qu’il a, le moment est suspendu. Tout le monde reprends en cœur « wake me up when it’s all over » (Avicci) avec un entrain inhabituel. Ça chante fort. Ça se serre les coudes. On se regarde tous en sentant la nuit arriver dans les rues qui s’assombrissent à vue d’œil, trouvant refuge dans la foule et la musique.

Puis, un bruissement se faire entendre, d’abord lointain, mélangé à la musique et aux chants des spectateurs, puis de plus en plus prégnant. On ne prend conscience que progressivement, chacun à son rythme. Des doigts se pointent. On aperçoit on fond de la rue l’inespéré : un feu de signalisation vient de se mettre à l’orange. Le murmure enfle et devient clameur pile au moment, sans mentir, où l’ampli du chanteur lâche brusquement, voix et guitare perdant leur intensité et se mêlant maintenant aux cris de la foule qui observe les yeux plein d’étincelles les lampadaires et les devantures se rallumer progressivement, d’abord au loin de la rue puis tout autour de nous (la phrase est beaucoup trop longue mais le moment l’était également). La vague arrive de lumière et tout le monde se mets à crier, applaudir, siffler et sauter de joie. On entend des klaxons comme lors d’un but de CR7. Le chanteur à force de conviction a fait revenir la lumière.

La suite de la balade se fait donc à la lumière, tout revenant à la normale en quelques minutes. Il y a foule dans les rues, tout le monde est bien enjoué. Des queues se forment devant les ATM. Lorsqu’on rentrera, notre quartier et notre appartement seront encore sans électricité mais, qu’importe, on fera un festin du paquet de Palmito qui nous restait. Tout sera rétablit un peu plus tard dans la nuit.

La morale de cette histoire est qu’on a beau tous savoir qu’on se repose continûment sur une masse de technologies, c’est bien fun de s’en passer pendant un (tout petit) moment.

 

(Note: toutes les photos sont visibles sur ce lien...)

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